La collection Léo et Léa

La méthode

Apprendre à lire par Alain Bentolila

  Savoir lire nécessite un apprentissage spécifique.

  Et une méthode intuitive consistant à imiter un lecteur aguerri s’avère des plus dangereuse au plan pédagogique.

  Alain Bentolila explique ici les mécanismes d’apprentissage à la lecture et pose les jalons d’un bon enseignement afin d’éviter aux enfants l’insécurité linguistique.

Lorsque l’on observe un bon lecteur en train de lire, son comportement nous paraît aussi naturel que s’il nageait ou s’il faisait du vélo. D’où la déduction un peu rapide qu’il suffit de mettre un enfant en situation de lire pour lui faire découvrir d’hypothèse en déduction les mécanismes du code écrit et qu’il naisse ainsi à la lecture avec autant de plaisir que d’efficacité. Cette conception de l’apprentissage de la lecture que l’on pourrait qualifier de « romantique » est aussi peu fondée scientifiquement que dangereuse au plan pédagogique. Il est important d’établir une distinction claire entre apprendre à lire et savoir lire: le comportement du lecteur expert ne nous fournit pas directement un modèle d’apprentissage. Lorsque l’on apprend à lire, il faut nécessairement découvrir comment fonctionne le code écrit et comprendre notamment le principe des mécanismes qui relient les unités graphiques et les unités phoniques de l’oral. Lorsque l’on sait lire, on maîtrise ces mécanismes avec une telle dextérité que l’on en oublierait presque son parcours – parfois laborieux – d’apprentissage. En fait, il faudra des situations de lecture particulièrement délicates pour que le lecteur ait recours de façon consciente et délibérée aux mécanismes jadis appris. C’est ainsi que, confronté à un mot peu fréquent, à une tournure inusitée ou archaïque, il sera obligé d’interroger la composition du mot, l’organisation de la phrase. On voit donc que la comparaison avec le vélo ou la natation n’a aucun fondement. On apprend à lire en élucidant consciemment les règles conventionnelles qui régissent le code écrit. Plus un enfant avance dans la maîtrise de la lecture, plus les opérations de décodage s’automatisent et tendent à s’effectuer de façon inconsciente jusqu’à lui donner l’illusion que le sens jaillit du texte sans que l’on se donne même la peine de le construire.

L’ORAL ET L’ÉCRIT

Lorsqu’un enfant s’engage dans l’apprentissage systématique de la lecture au cours préparatoire, il possède (ou devrait posséder) une maîtrise non négligeable de la langue orale. Bien sûr, cette maîtrise est inégalement partagée par l’ensemble des élèves et c’est pourquoi nous devons souligner combien il était important de veiller à ce que l’école maternelle privilégie le travail sur la langue orale. Cela dit, l’ensemble des élèves qui ne présentent pas de troubles importants du langage se servent des sons de base pour fabriquer des mots, utilisent ces mots pour nommer objets, personnages, actions et qualités, et usent enfin de formes d’organisation grammaticales qui permettent de dire qui fait (ou qui est) quoi, où, quand, comment… ; en bref, ils font fonctionner un système fondé sur un ensemble de conventions qui permettent aux membres d’une même communauté linguistique de communiquer. Ce sont ces mêmes conventions phonologiques, grammaticales et sémantiques – que l’enfant a déjà intégrées – qui régissent le code écrit. Certes, les relations entre lettres de l’alphabet et sons sont, pour certaines, complexes et parfois irrégulières, certes certaines structures grammaticales peuvent être spécifiques à l’oral, certes certains mots seront plus fréquemment utilisés à l’écrit, mais le cœur du système qui fonde la langue orale est bien celui qui permet à la langue écrite de fonctionner.

APPRENDRE À IDENTIFIER LES MOTS : UNE NÉCESSITÉ

Faute d’une identification des mots précise et complète, la lecture d’un texte est alors souvent approximative sinon aléatoire...

La langue écrite est un code. Entre la composition orthographique d’un mot et le sens qui lui correspond, il existe une relation que l’on qualifie d’arbitraire. Rien ne prédispose la forme graphique du mot “boulangerie” à évoquer l’endroit où l’on vend du pain; pas plus qu’en anglais, le mot « bakery » à désigner ce lieu ou bien en espagnol le mot « panaderia ». C’est uniquement parce que tous les membres de la communauté linguistique française acceptent le fait que c’est bien la combinaison orthographique « b-ou-l-an-ge-r-ie » et pas une autre qui doit être associée au sens de “endroit où se vend le pain” que ce mot existe et fait partie de notre vocabulaire. Chaque mot fait ainsi l’objet d’une convention sociale qui accouple un support orthographique spécifique à un sens spécifique et cet accouplement n’a rien de « naturel ». Un enfant ne peut donc pas découvrir spontanément l’identité d’un mot comme on peut, à leur simple vue, identifier un objet ou un être humain. Les 26 lettres de l’alphabet permettent, en se combinant, de façon à chaque fois différente, de fournir des supports arbitraires aux dizaines de milliers de mots du français. Si, pour un lecteur expert il paraît naturel de lier telle composition orthographique à tel sens, c’est parce qu’on lui a livré progressivement les clés des relations entre lettres et sons et qu’il les a progressivement automatisées. En règle générale, les recherches font apparaître que les jeunes adultes en difficulté de lecture ont une capacité d’identification des mots très insuffisante ; sans être la seule cause de l’illettrisme, ce handicap en constitue une des composantes majeures et conduit un nombre important de jeunes adultes illettrés à inventer du sens sur une base très insuffisante d’indices conventionnels. Faute d’une identifi- cation des mots précise et complète, la lecture d’un texte est alors souvent approximative sinon aléatoire. Lors de l’apprentissage de la lecture, il importe donc que l’on veille tout particulièrement à ce que tous les élèves apprennent à identifier les mots avec efficacité ; c’est-à-dire en alliant rapidité et précision. Identifier les mots n’a rien à voir avec un jeu de devinettes : il ne s’agit pas de supputer, de tâtonner, d’interroger le contexte dans lequel se trouve un mot pour identifier celui-ci. L’identité d’un mot n’est jamais de l’ordre du « peut-être » ; on peut se tromper ; on peut réussir; mais dans l’un ou l’autre cas, c’est la maîtrise du code et non l’apport aléatoire du contexte qui conditionne la réussite ou l’échec.

DÉCODER ET COMPRENDRE

Apprendre à décoder ne se résume pas à savoir oraliser le signifiant phonique d’un mot mais à en découvrir le sens alors même que l’élève ne l’a encore jamais lu. Il faut affirmer avec force que la maîtrise des relations grapho- phonologiques constitue un incontournable de l’apprentissage ; mais ajouter aussitôt que son but est d’accéder au sens des mots « inélus » et non pas seulement au bruit des mots. Le français écrit est un système alphabétique ; cela signifie qu’entre les lettres et groupes de lettres et les sons qui leur correspondent il existe des relations de régularité qui permettent dans plus de 80 % des cas d’identifier le son que sous-tend chaque lettre ou groupe de lettres. Maîtriser les liens entre lettres et sons permet donc à l’élève de reconstituer l’image phonique du mot et ainsi d’interroger son dictionnaire mental oral ; celui-là même qui permet à cet enfant de 6 ans de comprendre les mots quand on lui parle. Prenons un exemple : Un enfant n’a encore jamais lu le mot « oranger » ; mais il a appris, parce qu’on le lui a enseigné, que chacune des lettres ou groupe de lettres correspond respectivement à un son de la langue et ce dans un ordre et une combinaison particulière. Il va donc, pas à pas, construire l’image phonique du mot non pas pour « faire le bon bruit » correspondant à la combinaison graphique mais parce que ce bruit reconstitué représente pour lui la clé d’accès autonome au sens. En effet, en découvrant sous les huit lettres d’« oranger » les sons /o.r.â.j.é/ dans leur arrangement syllabique, il va pouvoir interroger son « dictionnaire oral afin d’obtenir le sens qui correspond à cette combinaison phonique. En d’autres termes, le « bruit du mot » ainsi reconstitué, lui permet de s’adresser à ce dictionnaire mental (qui est celui qui lui permet de comprendre ce qu’on lui dit) et de lui demander: « Y a-t-il un abonné au numéro que je demande ? ». Et en réponse, lui sera fourni le sens du mot « oranger »…, si bien sûr ce dernier fait partie de son vocabulaire. On comprend alors l’importance décisive de la quantité et de la qualité du vocabulaire qu’un enfant possède avant qu’il apprenne à lire. Certains enfants n’ont en effet pas eu la chance de bénéficier d’une médiation à la fois bienveillante et exigeante. Ces enfants ne possèdent qu’un nombre très restreint de mots souvent peu précis. Leurs dictionnaires mentaux leur répondront le plus souvent : « Il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez demandé ». Et à force de ne pas recevoir de réponse à cette question, ces enfants, en insécurité linguistique, risquent d’en déduire « qu’il n’y a jamais d’abonné » ; c’est-à-dire qu’il n’y a jamais de sens derrière l’image phonique qu’il a construite. Contrairement à ce que l’on a seriné aux instituteurs pendant 30 ans, ce n’est donc pas le fait de déchiffrer qui est responsable d’une lecture dépourvue d’accès au sens, mais c’est le déficit du vocabulaire oral qui empêche l’enfant d’y accéder. La responsabilité de l’école maternelle est ainsi essentielle ; dès la petite section, elle doit, avec patience et obstination, s’attacher à nourrir le stock lexical des enfants, à travailler sur le sens des mots en contexte et hors contexte. C’est là que se gagne la bataille future de la lecture et non pas dans une approche anticipée, souvent globale, de la lecture qui risque de conduire certains enfants à une impasse. Le jeune élève doit donc découvrir le principe alphabétique qui définit le fonctionnement du code écrit ; il comprendra qu’il existe des relations le plus souvent régulières entre lettres ou groupes de lettre et sons avant même d’avoir totalement explicité la totalité de ces relations. Cette découverte du principe alphabétique est le véritable moteur de l’apprentissage de l’identification des mots. C’est la voie de l’autonomie de la lecture. Le décodage n’est pas une fin en soi. Le but de l’apprentissage de la lecture est de permettre à l’élève d’abandonner le passage par les sons en se constituant progressivement un dictionnaire mental dans lequel la forme orthographique de chaque mot sera directement reliée au sens qui lui correspond. C’est la constitution de ce dictionnaire orthographique qui permettra au lecteur expert de ne pas passer systématiquement par la forme orale du mot pour l’identifier et le comprendre. Mieux on fera découvrir les liens complexes mais réguliers qui existent entre les mots écrits et les mots oraux, mieux on entraînera l’élève à automatiser le passage des uns aux autres, et plus on lui donnera de chances d’accéder directement au sens des mots à partir de la seule reconnaissance de leurs formes orthographiques. Il faut cependant se garder de croire que le recours direct au dictionnaire orthographique a quoi que ce soit à voir avec une reconnaissance globale des mots. Il n’en est rien ! C’est bien la composition précise des mots, lettres après lettres, syllabes après syllabes, qui permet au lecteur de reconnaître orthographiquement un mot.

IDENTIFIER LES MOTS : NÉCESSAIRE MAIS PAS SUFFISANT

Identifier les mots n’a rien à voir avec un jeu de devinettes

Les règles principales du langage oral régissent aussi le langage écrit. On pourrait donc penser qu’apprendre à lire se résume simplement à apprendre à identifier les mots c’est-à-dire à associer une combinaison particulière de lettres au sens qui lui correspond. Une fois les mots identifiés, le reste de la construction du sens serait alors affaire de grammaire et de vocabulaire, toutes choses dont la maîtrise de l’oral garantirait le réinvestissement. Il s’agit là d’une conception trop réductrice de l’apprentissage de la lecture. On ne peut pas supposer que les règles de grammaire dont un enfant fait implicitement usage lorsqu’il parle vont se réinvestir « naturellement » pour organiser la suite des mots écrits qu’il identifie. L’apprentissage de la lecture appelle l’explicitation des conventions linguistiques que le langage oral mobilise, lui, de façon implicite : cela implique que, complémentairement à l’identification des mots écrits qui constitue un objectif essentiel de l’apprentissage de la lecture, soient explicitement tracées les voies grammaticales et sémantiques qui, des acquis langagiers, conduisent à la construction du sens des phrases et des textes. Pour apprendre à lire, il faut absolument être capable d’identifier les indicateurs qui donnent aux mots de la phrase leurs fonctions et leur permettent de créer ensemble une réalité homogène. Lire une phrase, c’est identifier les mots et en même temps reconnaître leurs rôles grammaticaux respectifs. Sans reconnaissance de l’organisation grammaticale d’une phrase, il n’y a pas de construction du sens, il n’y a pas de lecture. Cette nécessité s’impose d’autant plus qu’arrivent, au cours préparatoire, des élèves dont la langue orale est très différente, notamment dans ses structures grammaticales, de celle qu’ils vont découvrir dans leur livre de lecture. L’écart grandissant entre les constructions grammaticales utilisées à l’oral par les élèves et celles qui organisent les premières phrases soumises à leur lecture exige qu’au cours préparatoire, on accompagne avec soin le jeune enfant dans la découverte d’une organisation et de règles inconnues de lui. Il ne s’agit pas de « faire de la grammaire » avec des élèves de cours préparatoire. Il ne s’agit nullement de leur apprendre à reconnaître et à nommer natures et fonctions des mots et groupes de mots: classifications et nomenclatures peuvent attendre le cycle 3. Mais il est impératif d’apprendre aux apprentis-lecteurs à attribuer aux mots et groupes de mots le rôle qui leur revient dans le spectacle qu’ils tentent de mettre en scène: Qui fait quoi ? Où ? Quand ? Avec qui?… Faute de quoi, il n’y aura pas de compréhension mais un égrènement monotone de mots successivement identifiés. Tout au long de leur apprentissage de la lecture, les élèves doivent ainsi comprendre, qu’au-delà de leur alignement systématique, les mots se groupent pour porter sur la scène de la mise en sens des acteurs qui chacun joue un rôle ; ils doivent percevoir que des décors de lieux et de temps actualisent cette représentation ; ils réaliseront ainsi que cette grande mise en scène qu’est la compréhension est organisée avec précision par des indicateurs grammaticaux dont on ne doit jamais négliger l’importance. Au-delà du cadre de la phrase, il convient, aussitôt que possible, que l’apprenti-lecteur prenne conscience qu’un texte, aussi court soit-il, n’est pas une simple juxtaposition de phrases. On doit lui montrer, preuves à l’appui, qu’il y a des « avant » et des « après », qu’entre deux événements il existe des relations de cause à effet, ou de finalité, que le même personnage va s’appeler d’abord Catherine puis « elle », puis « la jolie petite fille ». Il découvrira qu’un texte possède une réelle cohérence et identifiera les indices qui la manifestent.

LE PARADOXE DES MÉTHODES DE LECTURE

Bien souvent, les méthodes de lecture tentent vainement de concilier l’inconciliable...

Bien souvent, les méthodes de lecture tentent vainement de concilier l’inconciliable. Faire comprendre comment fonctionne le code écrit par la découverte du principe alphabétique et en même temps, sur les mêmes supports, faire découvrir les finalités et les enjeux de la lecture. Il s’agit là d’un pari impossible, car chacun de ces deux objectifs complémentaires exige que l’on s’appuie sur des supports écrits de dimension et de nature très différentes. La découverte du principe alphabétique exige la manipulation de segments courts et soigneusement choisis pour permettre de distinguer les unités distinctives orales et écrites. La prise de conscience de la diversité des écrits et de leurs finalités individuelles et sociales demande au contraire des écrits riches, authentiques et socialement significatifs. En tentant de faire comprendre, à partir d’un même support écrit, comment « marche » le code et à quoi sert sa mise en oeuvre, on risque de pervertir la première démarche et d’appauvrir considérablement la seconde: des textes trop brefs, insipides, sans aucune ambition sémantique et sans aucune signification sociale ne pourront révéler à un élève ce que c’est que lire; des textes riches, variés, porteurs de sens, se prêteront fort mal à la mise en évidence des relations qui lient les lettres et groupes de lettres de l’écrit aux sons de l’oral. Or il n’est pas question de négliger l’un ou l’autre de ces deux objectifs : hors de question de négliger la découverte rigoureusement menée des relations grapho-phonologiques nécessaires à la compréhension du principe alphabétique ; hors de question de ne pas montrer à tous les élèves les magnifiques perspectives qu’ouvre une lecture maîtrisée. Il paraît judicieux que durant les premiers mois de l’apprentissage, ces deux objectifs et les démarches pédagogiques qui leur correspondent respectivement soient clairement distingués afin d’être poursuivi chacun avec une égale efficacité. Tant qu’un enfant n’aura pas acquis une réelle capacité de décodage, il faut multiplier la lecture par le maître de textes aussi riches et variés que possible afin de lui dévoiler les promesses du savoir lire. Il faut durant cette même période de découverte des mécanismes du code qu’on limite les mots non décodables aux mots outils (présentatifs et prépositions) et à quelques mots très fréquents nécessaires pour que les premières phrases lues aient un tant soit peu de sens. Ces mots auront pour la plupart fait l’objet d’un apprentissage logographique en maternelle. Lorsque les élèves auront maîtrisé le principe alphabétique, lorsqu’ils auront ainsi acquis une progressive autonomie d’identification des mots, les deux démarches pourront alors se rejoindre et s’appuyer sur les mêmes supports écrits. Mais il faut considérer que tous les élèves ne maîtrisent pas au même rythme le principe alphabétique. C’est pourquoi l’enseignant devra être capable de juger pour chaque élève quel est le moment opportun pour l’inviter à lire de façon autonome phrases et petits textes. La maîtrise du principe alphabétique et sa progressive automatisation garantissant une construction du sens autonome et précise de textes plus variés et plus ambitieux.

LA CONTINUITÉ DE L’APPRENTISSAGE DE LA LECTURE

Une dernière question reste à poser : Est-ce que tout commence et est-ce que tout finit au cours préparatoire ? La réponse est non ! Cent fois non ! La bataille de la lecture se gagne aussi en amont et en aval du CP. Beaucoup d’enfants arrivent à l’école déjà résignés à n’avoir aucune prise sur le monde, à ne revendiquer aucun pouvoir linguistique sur les autres ; ils ont déjà renoncé à la conquête collective du sens pour ne plus s’occuper que de se protéger individuellement d’un monde où les menaces de la parole leur paraissent l’emporter largement sur ses promesses. Bien des enfants arrivent à l’école avec une langue orale très éloignée de la langue qu’ils vont rencontrer en apprenant à lire et à écrire. Ne craignons pas de le dire, ils parlent une langue étrangère à celle sur laquelle va reposer leur apprentissage de la lecture et de l’écriture. Il s’agit d’abord d’une pauvreté de vocabulaire, mais il s’agit aussi des structures mêmes de la langue, de sa syntaxe, de son système de temps, de ses articulations logiques… Le langage dont disposent certains élèves à la veille d’entrer au cours préparatoire est parfois incompatible dans ses structures même avec une entrée sans rupture dans le monde de l’écrit. Ne l’oublions pas, apprendre à lire n’est pas apprendre une langue nouvelle: c’est apprendre à coder différemment une langue que l’on connaît déjà. Si un enfant se trouve enfermé dans un usage quasi étranger à la langue commune, il se trouvera d’emblée coupé de la langue écrite et condamné à n’en jamais vraiment maîtriser l’usage. La priorité de l’école maternelle française est donc de donner à tous les enfants qui lui sont confiés une maîtrise de la langue qui leur permettra, une fois élucidés les mystères du code écrit, de retrouver sous le texte d’un autre leur propre langue, instrument essentiel d’une compréhension assumée. C’est en termes de degré de lucidité par rapport aux finalités et au fonctionnement du langage que s’exprime une part importante des inégalités à l’entrée dans l’écrit. L’avenir lexique et, plus généralement la réussite scolaire de bien des élèves, dépendra donc de la capacité de notre école maternelle à poser les termes d’une relation plus lucide et plus confiante avec la langue orale et écrite. Après le cours préparatoire, beaucoup reste à faire et l’on pourrait même dire que l’essentiel reste à faire. La population scolaire que nos écoles accueillent aujourd’hui est très différente d’il y a 40 ans. On ne peut plus penser qu’une fois les mécanismes de la lecture acquis tous les élèves vont hardiment s’engager dans ce que l’on appelait « la lecture courante ». Beaucoup, privés d’une médiation familiale bienveillante et exigeante, ont besoin que l’école leur apprenne à comprendre. Beaucoup doivent prendre conscience que l’on ne lit pas de la même façon un énoncé de mathématiques et un conte merveilleux car on n’en trouvera jamais la solution. Beaucoup doivent être accompagnés sur le chemin d’une lecture de plus en plus longue. Ce sont ces capacités de polyvalence et d’endurance que le collège va exiger de tous les élèves. Si l’on refuse d’accepter que l’entrée au collège soit pour certains un jeu de massacre dans lequel chaque discipline dénoncera leur insuffisance, on doit dire avec force que l’apprentissage de la lecture ne peut se concevoir que dans la continuité. Certes le CP en constitue un maillon essentiel, mais c’est à l’école maternelle de « livrer » des enfants maîtrisant suffisamment la langue orale ; c’est au cycle 3 de les mener sur le chemin de la compréhension des textes divers ; c’est au collège de les initier à la lecture de chaque discipline.

UNE AFFAIRE DE PROFESSIONNELS

Apprendre à lire et à écrire à un enfant ne peut être confié à n’importe qui. Cette démarche exige une solide formation et une expérience que rien ne peut remplacer. Il serait infiniment regrettable que le juste rappel de l’importance de la maîtrise du code dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ait pour résultat une banalisation de l’acte d’enseignement. Il n’est pas question de dire que puisque la lecture est essentiellement la combinaison de « b et a » pour faire « ba », n’importe qui serait capable d’apprendre à lire à un enfant. La négligence coupable dont on a fait preuve en matière de formation initiale, mais surtout de formation continue, a conduit à des pratiques approximatives et à des savoirs hétérogènes et insuffisants. Il est regrettable que certains jeunes professeurs des écoles à qui on a inculqué la méfiance du manuel – et ce quelle que soit la méthode utilisée – se jettent à corps perdu dans une accumulation anarchique de photocopies au détriment de toute cohérence et de toute progression maîtrisée. Au-delà du juste souci exprimé par le ministre pour que le choix des méthodes de lecture soit aussi pertinent que possible, se pose donc aujourd’hui, de façon cruciale et urgente, une réforme en profondeur de la formation initiale et continue dont les insuffisances posent cruellement la question du professionnalisme de l’enseignant. Ce qui fait le bon maître d’école, maître de son savoir et maître de sa pratique, c’est un savant mélange sans arrêt enrichi de connaissances filtrées par les exigences d’une pratique quotidienne. Si les connaissances ne sont pas actualisées régulièrement, elles se sclérosent et finissent par tarir la créativité pédagogique. Si les pratiques ne sont pas sans cesse interrogées, elles deviennent comme le dit Georges Brassens « une sale manie ». Ajoutons enfin, s’il en est besoin, qu’un haut niveau de maîtrise personnelle de la lecture, de l’écriture et de la parole devrait être considéré comme des qualités indispensables pour que quiconque soit autorisé à enseigner à des enfants pour beaucoup en insécurité linguistique.


Alain Bentolila

Alain Bentolila est professeur à l’université de Paris V - René Descartes.
Depuis 1997, il dirige les recherches sur la mesure et les causes de l’illettrisme en France.