La collection Léo et Léa

La méthode

Expérience d'instit de CP, par Jean-Gérard Dutoit

Je n’ai pas compétence pour comparer des méthodes d’apprentissage de la lecture ; pour une telle évaluation, il faudrait un protocole précis, un échantillonnage d’enfants important et représentatif, voire une population témoin suivie pendant plusieurs années, comme cela s’est fait en Écosse.

Par ailleurs, je sais d’expérience qu’un manuel n’est qu’un outil ; c’est le support d’une pédagogie qui met en place, autour de lui, des activités variées, par exemple : un travail oral sur les contes, des textes différents de ceux proposés dans le livre, des activités, orales et/ou écrites sur des groupes de lettres, des mots en désordre à ordonner pour faire des phrases, des textes à trous à lire et/ou copier à compléter par des mots soit à choisir, soit à inventer, des inventaires, des inventions de phrases à partir d’un mot, etc.

Je pense aussi qu’une méthode ne fonctionne qu’à partir du moment où l’enseignant se l’est appropriée, et que la pratique de la classe est différente d’une année sur l’autre, d’une classe à l’autre. Je ne peux donc vous proposer qu’un témoignage.

1. Pour simplifier...

Commençons par expliquer très simplement les différences de principe entre les méthodes.

Si j’utilise une méthode « à départ global » (ou « mixte »), à partir d’une image sur laquelle la classe a travaillé oralement, je propose la phrase : « Léo est allé au marché ; il a acheté une salade. » On va chercher le mot « salade »… On l’observe, on fait des remarques… « Salade » commence comme « savon », « salé »… Il finit comme « camarade », « estrade »… Et si on remplace le esse du début par le emme de « marché » ?

On obtient le mot « malade ». Le mot « salade » devient un « mot clé », un mot du « répertoire » de la classe, qui aidera à lire d’autres mots.

L’élève doit savoir maintenant lire la phrase :

« Léo est malade ».

Avec une méthode syllabique ancienne (Méthode Boscher), pour lire le mot « salade » :

se et a, sa ; le et a, la ; de et e, de. Donc sa-la-de.

C’est-à-dire « salade ».

Avec une méthode synthétique moderne (Léo et Léa), pour lire « salade », je lis les lettres dans l’ordre où elles se présentent : sss sa sal sala salad, le e final est muet, donc « salade ».

2. Tâtonnements personnels

J’ai commencé à enseigner avec une méthode à départ global bien connue (Ratus). Je l’avais choisie parce que, parmi toutes les méthodes disponibles, c’est elle qui en venait le plus vite à l’approche syllabique. Je pense avoir obtenu de bons résultats, mais au fil des années, j’ai changé ma manière de faire. Car voici, entre autres, ce que j’ai pu observer :

  après un départ assez rapide (l’élève lit tout de suite des phrases), beaucoup d’enfants ne progressaient plus.

  Des élèves, peu structurés, ayant du mal à se repérer dans l’espace, dans la page, dans la phrase, dans la communication entre l’objet réel, son nom et le signe du nom, avaient du mal à accéder au mot « salade ». Il y avait, pour eux, trop de choses à repérer à la fois. Leur attention était si fugitive qu’ils avaient oublié le début de la phrase avant d’en atteindre la fin.

  Le découpage des mots posait aussi problème : il n’était pas du tout évident pour eux que le « sa » de « savon » était le même que le « sa » de « salade » ; ils avaient l’impression confuse et inquiétante qu’ils allaient devoir apprendre tous les mots. J’ai d’ailleurs souvent entendu : « Ce mot, on ne l’a pas appris ! »

  Des élèves sachant lire « épine », « brioche », « sacoche »… étaient bloqués par le mot « épinoche » et la lecture de la phrase s’arrêtait ; si j’expliquais ce qu’est une épinoche, il n’y avait plus de problème ! Les mots n’étaient donc connaissables que si la chose était connue.

J’ai donc mis en place, et de plus en plus tôt dans l’année, des activités systématiques de lecture par assemblage de lettres et de syllabes, en particulier pour les élèves en difficulté. Je l’ai fait à la suite d’observations diverses :

  beaucoup d’enfants s’amusaient à chantonner des colliers de syllabes que je leur proposais.

  En dictée de syllabes, les élèves disaient spontanément des mots qui les contiennent. Le maître : « Écrivez [na] ». Les élèves : « Comme dans “nature”, comme dans “ nappe” », comme… ? » — Les parents avaient spontanément, avec leurs enfants, une approche syllabique de la lecture, même ceux qui avaient appris à lire avec une méthode mixte.

  Les élèves lecteurs en entrant au CP avaient tous appris à lire avec une méthode syllabique à la maison.

  Les enfants en difficulté, pris en charge à l’école ou à l’extérieur (associations, orthophonistes…), étaient très souvent aidés avec des méthodes syllabiques.

C’est par hasard que j’ai appris l’existence de la méthode synthétique Léo et Léa, sur laquelle l’Éducation nationale faisait silence : une collègue m’a fait part de son expérience avec une méthode syllabique, et j’ai pensé qu’une méthode qui avait réussi à ses élèves, enfants du voyage, devait réussir dans ma classe de ZEP. Si j’avais été plus jeune, je ne l’aurais peut-être pas écoutée, car il n’est pas facile de travailler sans l’aval de l’institution qui est censée vous guider.

3. Efficacité

Avec cette méthode, le démarrage de la lecture est plus lent, car il y a beaucoup de choses à mettre en place :

  se repérer dans la page (structuration de l’espace restreint), intégrer l’orientation haut/ bas et gauche/droite de la lecture et de l’écriture, acquérir une latéralisation et une précision visuelle suffisantes pour éviter les confusions : a/é ; p/q ; b/d...

  intégrer la différence entre le nom de la lettre et le son qu’elle produit (les élèves arrivent souvent en connaissant l’alphabet, et il faut en faire du son : quand on lit, emme devient me),

  se concentrer (un peu !) sur ce qu’on va lire (je dois dire ce que je vois) ou sur ce qu’on va écrire (je dois écrire ce que j’entends).

Mais une fois le principe du déchiffrage compris, la progression des élèves normalement structurés est rapide, voire très rapide. La majorité des enfants maîtrise le principe du code écrit dès Noël. À Pâques, tous les élèves qui ne présentent pas de difficultés majeures peuvent participer à des ateliers autonomes de lecture ; certains y sont depuis janvier. La méthode développe chez eux une attirance vive pour l’écrit, preuve que les enfants « donnent du sens » à l’activité de lire : à la fin de l’année, les « petits » de mon CP de ZEP sont fiers d’aller lire aux « grands » du CM1, dans leur classe, des albums de la bibliothèque.

4. Autonomie et plaisir

Ce qui m’a séduit immédiatement dans l’approche synthétique, c’est qu’elle place l’enfant dans un climat de sincérité envers autrui et envers lui-même, qui est en plein accord avec la psychologie enfantine du « pour de vrai ».

L’adulte lui donne le code qui permet de déchiffrer et de lire ; il ne lui demande pas de le découvrir ni de l’inventer (car de toute façon nul ne peut faire l’économie de l’acquérir). L’acte de lire est ainsi ramené à ce qu’il est : non pas une fin atteinte au terme d’un processus de recherche, mais une clef donnée pour poursuivre d’autres fins. Je pense qu’il est préjudiciable pour l’enfant de lui faire croire qu’il sait lire (comme dans la phase globale de toute méthode à départ global) alors qu’il ne fait que répéter de mémoire des phrases qu’il a entendues, ou reconnaître de mémoire des silhouettes qu’il a vues. Outre qu’ils y trouvent peut-être de quoi douter de la sincérité des adultes (croyance pourtant si indispensable pour la construction psychologique de l’enfant), certains élèves développent, à partir de ce « faire comme si », des stratégies d’évitement.

L’apprentissage du code n’exclut pas le plaisir ni le jeu. Il y a le plaisir final, oublié des adultes et si puissant chez l’enfant, de « se débrouiller tout seul », de « grandir ». J’ai vu une petite fille rayonner en découvrant « Oh ! c’est “sortie“ qu’il y a marqué sur la porte ! » Mais il y a aussi, en cours de route, le plaisir d’écrire des mots rigolos (« turlututu », « abracadabra »... on fait des gammes en s’amusant !) et des mots bizarres (« gastéropode », « oléagineux »... on découvre !) pour amorcer l’attrait du vocabulaire. Et il y a aussi le plaisir des textes à surprises, dont les enfants raffolent : « Ce midi, j’ai mangé du poulet avec des vers de terre » (un enfant formé à travers une méthode à départ global lirait « avec des pommes de terre », et ce ne serait pas drôle du tout).

D’ailleurs n’oublions pas que jouer à un jeu, c’est prendre du plaisir en respectant le code : les règles du jeu !

En approche globale, l’élève peut deviner un mot par sa silhouette, le sens de la phrase, le fait qu’il ressemble à un mot-clé... il n’est en mesure de lire qu’un mot qu’il connaît ! Avec une méthode synthétique, l’élève entre directement dans tous les types d’écrits ; il n’a plus besoin de faire la démarche consistant à repérer le genre du texte pour supposer d’avance ce qu’il va y trouver afin de pouvoir le lire. Il peut lire et écrire tous les mots qui contiennent des sons dont il a appris la graphie. Comme les élèves peuvent lire tous les mots, ils ne gaspillent plus leur temps à se perdre en devinettes, ils peuvent consacrer leur attention au sens. La capacité de déchiffrer et d’écrire des mots nouveaux permet, surtout, d’accéder à des comportements de questionnement et de recherche : on ne lit pas à partir d’un sens préalablement connu, on accède au sens par le déchiffrage.

On peut donc travailler le vocabulaire, donc le langage, donc la structuration de la pensée.

5. La lecture, le langage et le sens

Ainsi que l’affirme les Programmes officiels, « apprendre à lire, c’est apprendre à mettre en jeu en même temps deux activités très différentes : celle qui conduit à identifier les mots écrits, celle qui conduit à en comprendre la signification dans le contexte verbal [...] qui est le leur ». Mais le fait que le décodage et la recherche du sens sont deux activités très imbriquées dans l’acte de lire chez l’adulte, ne me paraît pas impliquer que l’enfant doive apprendre à les mener dans une simultanéité absolue des apprentissages, car ce sont deux activités différentes. L’enfant n’est pas un adulte en modèle réduit ; il apprend séparément ce que nous faisons tout ensemble. Au moins au début du CP il faut mener ces activités soit en parallèle (gammes de groupes de lettres / travail oral), soit en complément, en proposant de lire des textes au sens immédiat qui sont complétés à l’oral. Par exemple : la phrase simple « Léo lit. » est complétée à l’oral par l’élève qui l’a lue. Au final, l’élève a lu (déchiffré) et il a lu (compris) en élaborant une phrase complète. Il invente « Léo a lu... le livre de son petit frère qui était malade. » Et du coup, tous les enfants veulent lire la phrase... et Léo en a lu des choses ! Car l’usage d’une méthode synthétique n’exclut en rien, non plus, la pédagogie interactive.

Je ne nie pas que certains enfants peuvent devenir bons déchiffreurs sans comprendre pour autant la phrase qu’ils lisent (c’est là la raison principale qui a fait abandonner jadis la méthode syllabique). Mais la compréhension est, à mon avis, du domaine du langage, de l’acquisition du vocabulaire ; ces mêmes enfants ne comprennent pas plus si on leur dit la phrase oralement. À cet égard, apprendre à lire ne se réduit pas à une Recommencer par le commencement : la lecture 31 année au CP, ni au « cycle des apprentissages fondamentaux », mais devrait se poursuivre jusqu’à… Personnellement, je n’ai pas fini d’apprendre à lire, car j’avoue ne pas comprendre grand-chose aux attendus d’une décision judiciaire ou à un sonnet de Mallarmé. Mais, au CP on devrait apprendre à pouvoir lire !

La question du « sens » me paraît largement une fausse question. Tout mot fait sens, par définition.

Le voudrait-on qu’on ne pourrait empêcher un enfant de « donner du sens » à ce qu’il lit. Quand un élève a fini de déchiffrer le mot « serpent », une foule d’images et d’histoires à raconter lui viennent ; qui oserait lui dire : « Ne pense pas à ce que ce mot veut dire ! » ? Le sens se découvre au fur et à mesure du déchiffrage, dans une simultanéité légèrement décalée, en fonction de la longueur du mot ou de la phrase.

L’observation montre que, lorsque des enfants déchiffrent une phrase, ils la reformulent spontanément, dans son exactitude, puis sont capables d’expliquer son contenu, y compris implicite.

Le déchiffrage, bien loin d’être un obstacle à la compréhension, impulse le sens ; a contrario, les stratégies plus « globales » induisent la prise en compte de stimuli, indices pris sur des caractéristiques graphiques ou prélevés dans le contexte, qui conduisent à de fausses pistes.

Par ailleurs, la maîtrise de la structure de la langue est fondamentale dans la construction du sens. En effet, le sens d’une phrase passe par les mots qui la composent, leurs désinences, leur organisation syntaxique... La maîtrise de ces éléments constitue la dynamique des méthodes synthétiques. Ainsi, on part de la lettre vers le mot, la phrase et le texte, en mettant en évidence les aspects orthographiques et grammaticaux.

Exemple : dans « ils marchent » le groupe «-ent » est muet, pourquoi est-il présent ? Ainsi se trouvent posés les jalons de l’apprentissage de la grammaire.

Les évaluations que je propose en fin d’année de CP (voir en Annexe, p. 33) visent à situer le niveau du lecteur suivant les deux aspects complémentaires mais distincts : sa capacité à déchiffrer et sa capacité à comprendre.

6. Structuration de l’esprit

Avec une méthode synthétique, même les élèves peu structurés parviennent à s’intéresser à la lecture. J’ai même cru observer que la méthode aide à leur structuration. Par exemple, certains enfants ont une conscience phonologique approximative : dans « salade », ils entendent [la], mais ils ne savent pas trop où ! Certains ne sont même pas sûrs d’entendre [la]. Le fait d’écrire « salade » dans la même succession des sons et des syllabes quand ils le disent et quand ils le lisent les aide à repérer où est [la].

Le fait que la méthode soit synthétique oblige l’élève à mettre en œuvre des activités séquentielles (l puis a, dans cet ordre et pas un autre, l’un après l’autre, donne la). Ainsi, à travers le déchiffrage s’acquiert la notion de passage obligé, si indispensable à la rigueur de la pensée.

Quand l’enfant déchiffre une phrase, il ne peut pas inventer, tester un mot ; il doit le lire et même s’il comprend le sens de la phrase avant d’arriver à ce mot et qu’il anticipe sur les mots qui vont venir, il doit lire tous les mots et rien que les mots qu’il a sous les yeux. En dictée de mots non préparés, ce n’est pas la mémoire de la silhouette du mot qui peut l’aider, mais l’analyse rigoureuse des sons qui le composent.

Nos cerveaux d’adultes suivent spontanément deux démarches différentes mais complémentaires, toutes deux nécessaires : du tout à la partie (analytique) et de la partie au tout (synthétique).

Notre société est une société de l’image (globale), et nos démarches intellectuelles les plus quotidiennes sont analytiques (nous analysons sans cesse des situations qui s’offrent dans leur globalité).

Les méthodes de lecture à départ global voudraient dupliquer les comportements quotidiens en entérinant dans l’apprentissage la prédominance de l’image et la décomposition analytique de la chose perçue. Cependant il faut aussi, dans le cerveau de l’enfant, construire la démarche synthétique ; elle est indispensable, en particulier, pour accéder à la démarche scientifique.

7. Respect de l’enfant

Au total, la méthode que j’utilise me paraît prendre en compte les catégories élémentaires de la linguistique (phonème/graphème, signifiant/ signifié, encodage/décodage...), respecter la psychologie moderne de l’apprentissage, et souscrire à ce que nous croyons savoir du psychisme de l’enfant (différences entre l’enfant et l’adulte, respect de la répartition des rôles, donation de la règle par l’adulte, garanties offertes par son autorité).

Utiliser la méthode synthétique m’a permis conjointement d’entretenir d’autres relations avec les parents d’élèves : je n’entends (presque !) plus en début d’année les questions inquiètes, du type : « Comment je dois faire à la maison ? » Je pense qu’une bonne méthode est aussi une méthode où tout le monde se retrouve : l’enseignant, les élèves, les parents. Tenir les parents à l’écart de la transmission des compétences fondamentales me paraît contraire au besoin de repères qu’éprouve l’enfant. Il faut que ceux qui l’accompagnent lui tiennent tous le même langage.