La collection Léo et Léa

La méthode

Halte au départ global, par Thérèse Cuche et Michelle Sommer

De plus en plus d’enfants présentent à l’arrivée en CP une relative immaturité : ils ont des difficultés à quitter le monde de l’imaginaire de la petite enfance où tout est possible d’un coup de baguette magique. Ils n’acceptent pas volontiers les limites, les règles et les codes (comme le code de la lecture… qu’on ne peut modifier à sa guise). Leur désir de lire est encore ambivalent.

Ces enfants là ne peuvent entrer réellement dans l’apprentissage que si celui-ci les amène à « grandir », les encourage dans cette voie. C’est précisément ce que le départ global ne peut leur apporter.  En effet :

  En demandant à l’enfant d’appréhender d’abord le mot écrit dans sa globalité et de mémoriser sa correspondance orale, on le traite en être immature qui ne peut lire que par reconnaissance des mots ramenés au statut d'image. On lui apprend à « photographier ». Il faudrait au contraire l'aider à quitter le registre imaginaire pour le registre symbolique.

  En ne lui fournissant pas d'abord la maîtrise du mécanisme qui permet l'accès au sens, on prive l’enfant d'autonomie.

  Paradoxalement, alors qu'il s'agit pour l'enfant qui grandit de repérer et d'accepter la différence, on lui demande de rechercher du pareil, du semblable (retrouver le même mot). On le leurre en lui faisant croire qu’il peut lire ainsi alors qu’il n’en a pas acquis les moyens. Cette démarche est démagogique (on fait plaisir à l'enfant) mais non structurante.

  Les enfants un peu immatures se satisfont pleinement de cette situation. Ils glissent rapidement de « photographier » à « deviner ». Deviner, c'est être du côté de l’imaginaire, du « tout est possible» ; l'enfant s'imagine que c'est lui qui peut décider du sens du mot. Il évite ainsi de se confronter à ce qu'un autre a écrit, de se confronter au code. En mémorisant le mot par « photographie », l’enfant reste dans l’imaginaire : la photographie du mot correspond par magie à sa traduction orale..

  Un enfant un peu immature ne parvient pas à trouver les repères dont il a besoin parmi les informations trop abondantes (et souvent désordonnées…) proposées dans les méthodes à départ global.

  Les deux démarches, globale, puis d’apprentissage du code sont en fait radicalement opposées et inconciliables.

Quand il va s'agir ensuite d'entrer dans le registre du symbolique, de repérer, par exemple, les correspondances sons/graphies, l’enfant va devoir opérer un virage à 180°. Beaucoup s'accrochent alors au comportement antérieur (que l'adulte lui-même a d'abord valorisé), essayant toujours de deviner plutôt que de faire l'effort de lire, c'est-à-dire de « déchiffrer » la phrase orale signifiante à partir de la phrase écrite, Il en reste cette approximation, qui persiste très tard dans le cursus scolaire. Françoise Dolto a souligné, en 1985, qu'elle était « tout à fait contre cette méthode car elle maintient en régression ».

L'une des justifications des méthodes à départ global consiste à privilégier le sens en proposant d'emblée des textes étoffés. S'agit-il de sens quand l'enfant répète un texte appris par cœur ? Les enfants qui ne sont pas encore suffisamment structurés ou dont le bagage linguistique est pauvre se perdent dans la trop grande quantité d'informations proposées.

Le lecteur est capable d'accéder au sens complet d'un message écrit dans l'exacte mesure où il a discerné les repères que ce message véhicule : repères phonétiques et rythmiques, renvoyant à la structure orale, repères syntaxiques (s, ent expriment le pluriel), structuraux (le rôle des éléments dans la phrase: a/à, et/est) qui différencient les sens possibles. Il n'y a de sens que si l'on s'appuie sur un code : que p soit différent de b, c'est ce qui évite de prendre boule pour poule ! C'est seulement le repérage des différences qui donne accès au sens.

L'apprentissage doit donner à l'enfant toute facilité pour acquérir ce repérage, en s'appuyant sur ce qu'il connaît déjà de la parole et du langage oral.

Dans nos pratiques quotidiennes d'orthophonistes et de psychothérapeutes, nous avons constaté qu'adopter la démarche inverse, c'est-à-dire employer les méthodes à départ global (vouloir privilégier le sens et n'introduire les repères que dans un deuxième temps) conduit à laisser sur le bord du chemin un bon nombre d'enfants qui se « contentent » d'une démarche non « repérante », et donc régressive.

L'enrichissement du langage, comme l'accès au sens, doivent en effet être des objectifs prioritaires au CP ; mais confronter un enfant de six ans à des difficultés simultanées conduit le plus souvent à l'échec. Il est donc préférable de proposer à l'enfant, dans des temps différents, d'une part, des textes à lire, faciles à comprendre ; d'autre part, des textes plus complexes qui seront lus par l'adulte, conçus pour permettre le travail sur le langage et la compréhension.

Par ailleurs, un enfant qui n'a pas de difficulté sur le plan de sa structuration apprendra à lire en dépit du départ global. On lui complique la tâche, mais il parviendra, malgré cet obstacle, au décodage incontournable (bien souvent avec l’aide des parents…). Cependant, le départ global est à proscrire, même pour ces élèves motivés, car il les démobilise : ils ne trouvent aucun intérêt à répéter des textes appris par cœur, alors qu’ils ont envie de lire. Citons l’un d’entre eux : « C’est ça apprendre à lire, il faut apprendre tous les mots ? »… Quant à l’orthographe…

Pour lire réellement, l’enfant doit acquérir le code opérationnel de la lecture et renoncer à une démarche imaginaire. C’est là que l’enfant immature, pas du tout préparé à ce virage à 180°, échoue à changer de méthode.

Même si on lui enseigne, dans un second temps, les correspondances entre les sons et les graphies, il évite ensuite systématiquement l’effort du déchiffrage, se préoccupe très peu du code et se contente rapidement de deviner au lieu de lire. Ainsi s’enclenche souvent l’entrée dans l’échec scolaire… Ces mêmes enfants sont incapables de comprendre un énoncé de problème en 6ème car ils continuent à remplacer un mot par un autre qui lui « ressemble » (« hier » devient « hiver », « chandail » devient « chantier », « le » devient « la » ou « les » etc…). En un mot, ils cherchent du « semblable » alors que l’accès au sens repose précisément sur la « différence » (si p est différent de b on peut comprendre qu’il s’agit d’une « poule » ou d’une « boule »). Leur orthographe sera à l’image de leur lecture : imprécise, inexacte.

En installant de tels comportements (par ailleurs infantilisants), les méthodes à départ global conduisent les enfants dans une impasse : elles sont donc à proscrire.