La collection Léo et Léa

La méthode

« Sens... un jeu de dupes », par M-C Lereboullet et M. Sommer (Orthomagazine n° 62)

  La question du « sens » semble désormais l’argument avancé le plus souvent pour légitimer le recours unique au départ global

  Mais de quel « sens » s’agit-il s’interrogent ici Marie Claude Lereboullet psychologue et psychanalyste et Michelle Sommer orthophoniste

Les tenants des méthodes de lecture à départ global arguent du « sens », mais s’agit-il du « sens » que l’enseignant doit donner à l’apprentissage de la lecture ou s’agit-il de permettre à l’enfant d’accéder au « sens » ?

Dans le premier cas de figure, en d’autres termes : ce que l’enseignant propose a-t-il un sens pour l’enfant ? Cette question est en effet essentielle ; la relation « transférentielle », moteur de tout apprentissage, en dépend !

Dans les méthodes à départ global (méthodes mixtes), très généralement utilisées, on propose à l’enfant un semblant de « lecture » de textes appris par cœur. Et l’on prétend que l’apprentissage fait sens pour l’enfant alors qu’on l’invite à participer à un jeu de dupes: au début de l’apprentissage (moment crucial s’il en est) on lui fait croire qu’il peut lire sans avoir appris les correspondances graphies/phonies. Les parents, quant à eux, ne sont pas dupes, ils trouvent que cette approche n’a pas de sens. « C’est du bourrage de crâne », nous disent-ils très fréquemment, percevant bien que leur enfant n’est pas pris en compte dans sa dimension de « sujet » qui peut accéder au savoir.

La vérité, dit-on, sort de la bouche des enfants : Julien, (en rééducation orthophonique, après 2 échecs en CP) se disait incapable de lire un mot simple (dont il connaissait toutes les graphies…) et s’obstinait à deviner au lieu de déchiffrer. Encouragé à faire cet effort, voici ce qu’il a répondu, textuellement: « À l’école, il faut juste trouver les mots, c’est plus facile que la lecture ». Julien, enfant très intelligent, n’a pas appris à lire au CP, mais il a su lire entre les lignes : il a très bien compris que le discours de l’adulte n’était pas cohérent, qu’on ne pouvait donc pas lui accorder sa confiance. À l’inverse, les méthodes synthétiques, sans départ global, prennent en compte l’enfant de 6 ans en tant que sujet qui accède à l’autonomie. Les enseignants se mettent en position de donner dès le départ les outils et les règles du jeu nécessaires à l’apprentissage. Cette démarche-là a un sens pour l’enfant ! Elle permet ainsi que s’installe une relation de confiance avec l’adulte qui « sait » et qui va lui transmettre son savoir pour qu’il puisse accéder à la lecture, c’est-à-dire savoir à son tour. C’est bien parce qu’il y a une disparité des places maître/ élève que le savoir peut être transmis. À le nier, on peut justifier l’approche globale qui contribue à entretenir l’illusion que l’enfant construit lui-même son savoir. Dans le second cas de figure s’agit-il de la compréhension du texte lu ?

Dans les méthodes mixtes, les enfants ont appris à reconnaître les mots globalement, mots réduits à un statut d’image; c’est un travail qui fait essentiellement appel à la mémoire. Si la reconnaissance est laborieuse, de l’hypothèse les enfants glissent rapidement à la devinette, au détriment du sens. Par exemple : « cigale » est d’abord lu « ciglace » pour devenir « essuie-glace »; sans parler de tous les articles qui sont remplacés les uns par les autres, des verbes qui ne sont jamais lus jusqu’à la fin, et tant pis pour les terminaisons qui précisent pourtant le sens. Comment un enfant peut-il comprendre le sens d’un texte en « lisant » ainsi ?

C’est parce qu’il est en mesure de décoder le texte rédigé par un autre que l’enfant est capable de saisir le sens du message écrit de ce dernier. En effet, les linguistes, quant à eux, nous enseignent que le sens (ou encore, le « signifié » évoqué par un « signifiant ») dépend des caractéristiques différentielles des phonèmes. Par exemple, nous pouvons éviter de confondre « poule » et « boule » parce que « p » est différent de « b ». C’est donc bien le code (la correspondance graphie/ phonie) qui donne les repères permettant seuls l’accès au « sens ». Les méthodes synthétiques, sans départ global, privilégient l’acquisition de ce code ; elles mettent ainsi l’accès au « sens » au cœur de l’apprentissage de la lecture.

LE SENS ET L’IMAGINAIRE

Paradoxalement, parce qu’il est devenu le mot fourre-tout favori des pédagogues, le terme « sens » a perdu son sens ! Il est ramené dorénavant à un concept flou, complètement imaginaire, qui n’a plus rien à voir avec la linguistique : seul serait porteur de « sens » pour l’enfant un texte étoffé, riche en structures complexes ! Si un texte simple n’a pas de sens, que dire alors des définitions lapidaires du dictionnaire ? N’auraient-elles pas de sens ?

Ces pédagogues s’adressent aussi à un enfant purement imaginaire, qui selon eux ne trouve pas d’intérêt à lire un texte simple (et donc à sa portée !). Comme si l’adulte ne pouvait s’empêcher de confondre sa place et celle de l’enfant (on retrouve là, à nouveau, la négation de la disparité des places…). Et en même temps, il scrute le sens du message que l’enfant énonce après l’avoir appris par cœur. Les perroquets sont-ils dans le « sens » ?

À force de trop « rêver » un enfant imaginaire, des pédagogues confirmés se permettent, sans hésiter, de manifester leur désapprobation parce qu’un enfant de CP n’a pas acquis fin septembre la lecture courante d’un texte. Manifestement, ils ne font pas la différence entre le lecteur « perroquet » qui peut faire illusion et le vrai lecteur. Ce qui n’empêche pas les mêmes d’affirmer haut et fort qu’il est normal qu’un enfant ne sache pas lire à la fin du CP, puisqu’il a deux ans pour apprendre à lire ! Comprenne qui pourra…

Les tenants des méthodes mixtes reprochent aux méthodes synthétiques de proposer des textes qui, faute de sens, ne suscitent pas l’intérêt des enfants. Témoin cette conseillère pédagogique qui s’exclame : « Je n’aurais aucun plaisir à enseigner avec ces textes. » Non seulement cette pédagogue se met à la place de l’enfant, mais elle confond aussi son propre plaisir et celui de l’enfant (attitude très répandue dans notre société).

Prétendre que les histoires simples et courtes ne suscitent pas l’intérêt de l’apprenti lecteur, c’est faire preuve d’une méconnaissance grave de l’enfant de 6 ans. Au contraire, notre longue pratique nous a appris que les enfants jubilent quand ils sont en mesure de déchiffrer et de découvrir seuls le sens d’un mot ou d’un texte simple, grâce au code fourni par l’adulte. C’est pourquoi nous préconisons pour l’apprentissage des textes simples et plaisants au vocabulaire varié mais concret.

LE SENS ET LE LANGAGE

Le travail sur le langage, par ailleurs, est essentiel au CP comme il l’est en Grande Section de Maternelle. Il doit se faire dans des moments différents de l’apprentissage de la lecture au moyen de textes lus par l’adulte. La découverte par l’oral de textes divers permet de travailler la compréhension et la pratique de la langue, de développer le vocabulaire avant que d’aborder la littérature. Ce travail qui enrichit le langage suscite l’intérêt des enfants pour la lecture. Ils n’ont pas été découragés par une gageure impossible : s’approprier dans le même temps un langage souvent complexe et l’apprentissage de la lecture. Cette mauvaise querelle sur le sens semble indiquer que les tenants des méthodes mixtes sont très loin de la réalité sur le « terrain ». Ils continuent à rêver d’un enfant merveilleux réputé capable de construire lui-même ses savoirs.

Au contraire, c’est bien à partir de leur pratique que des orthophonistes (et de plus en plus d’enseignants !) s’alarment depuis trop longtemps des troubles particuliers que présentent beaucoup d’élèves ; ils sont victimes de la lecture « devinette » induite par le départ global proposé dans toutes les méthodes mixtes. En effet, c’est un apprentissage de la lecture mal conduit qui hypothèque ainsi gravement la scolarité de ces enfants. Les Anglais viennent, eux aussi, de se rendre à cette évidence en décidant d’utiliser exclusivement des méthodes sans départ global, « syntheticphonics », c’est-à-dire de type « synthétique- phonémique ». Pour clarifier le débat, il serait grand temps de ne plus utiliser le terme « dyslexie » (réservé aux troubles d’origine neurologique) ni celui de « fausse-dyslexie » pour décrire ces troubles de l’apprentissage qui ne sont que les effets désastreux induits par la pédagogie mise en œuvre!

Les orthophonistes ne peuvent laisser ces enfants sur le bord du chemin. Mais est- ce bien leur rôle d’apprendre à lire aux enfants quand ils ne souffrent pas de troubles bien identifiés dans le domaine médical et qui relèvent à ce titre d’une rééducation orthophonique?


Marie Claude Lereboullet
psychologue et psychanalyste (Paris)

Michelle Sommer
Orthophoniste, Manosque

« À l’école, il faut juste trouver les mots, c’est plus facile que la lecture » Julien 8 ans