La collection Léo et Léa

La méthode

« Ce qu'apprendre à lire veut dire », par Colette Ouzilou

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Pourquoi, alors que l'école est ouverte à tous les enfants, qu'ils y entrent plus tôt, qu'ils ont bien plus qu'il y a quarante ans accès au monde des adultes (publicité, télévision), qu'ils s'ébattent très tôt sur Internet... pourquoi lisent- ils si mal ? Pourquoi font-ils tant de fautes d'orthographes ? Pourquoi leurs écrits suscitent- ils, jusqu'en faculté, l'effarement, le scandale ? Cette dégradation s'amplifie d'année en année. Elle est telle, malgré certaines dénégations désespérées, que l'Éducation nationale elle-même dut transmuer une «dyslexie» proliférante en illettrisme, terme qui respecte la réalité banale - mais non bénigne - d'un phénomène en pleine expansion : plus de la moitié des enfants entrant au collège n'ont pas appris à lire. L'Éducation nationale luttera donc, dit-elle, contre l'illettrisme. Elle se veut d'abord rassurante : l'école est plus que jamais respectable, ses maîtres compétents et dévoués. Mais le public scolaire..

Il faut chercher, disent les responsables du primaire, chercheurs patentés, inspecteurs d'académie ou professeurs d'écoles, il faut chercher dans le public scolaire la cause des échecs : les enfant plus nombreux, leurs parents, le niveau social, l'immigration (prudemment implicite) et donc sa « massification » hétérogène, plus précisément son niveau culturel et linguistique. L'illettrisme, dit-on aujourd'hui, débute en maternelle avant tout enseignement

Renonçant à la « dyslexie » peu crédible d'un bon tiers de la population, les responsables découvrent la « dysphasie », pathologie du langage lourde et rare. Le moindre retard de parole assumera désormais l'échec en langue écrite dont l'enfant portera seul le poids

Que cette population vivante, active, concernée, le plus souvent urbaine, ne soit guère comparable à celle que Jules Ferry instruisait au XIXe siècle, que l'école ait démultiplié le nombre de ses enseignants, que les enfants soient 20 à 25 par classe et no n plus 40 à 50, n'interfère en rien, semble-t-il, sur un analphabétisme dont le contenu des cinq années primaires ne serait en rien responsable

Avec une série de réformes, mesures, structures de rattrapage, voies parallèles, heures en plus pour ceci (prévention et compensation de l'échec), heures en moins pour cela (enseignement de la lecture proprement dit ), le budget de l'Éducation nationale croît sans résultat

Venu des États-Unis dans les années 1950, un courant linguistique remet en question l'alphabet, sa vocation phono-graphique et son efficacité pédagogique. Il s'agit des « idéographistesii » pour qui le lecteur procède par perceptions globales des mots, sans recours aux lettres qui les composent, leur « silhouette » suffisant à l'accès au sens. Lecture « directe » et « prévue » par le seul regard du vrai lecteur. L'usage du code alphabétique, jusqu'alors enseigné, produirait une sous-lecture dépourvue de sens qu'il est préférable d'éviter.

Notons qu'aucun travail expérimental n'a précédé ces assertions, ni jamais cherché depuis à les justifier. Seule l'observation de la lecture silencieuse chez 1'adulte efficace contente leurs auteurs. L'usage de l'alphabet doit s'acquérir intuitivement, par habitude : il suffit de lire pour savoir lire

L'instruction publique d'alors y voit-elle de bonne foi une réaction nécessaire à la nouvelle « masse » scolarisée ? « Considérant que la société n'a jamais eu besoin de plus de 20 à 30 % de lecteurs efficaces... on ne transmet pas (plus) de technique préalable, mais on aide au développement de celles que l'enfant invente pour régler, dans l'écrit, les problèmes qui le concernent.»iii Quoi qu'il en soit, dès les années 1960, l'Éducation nationale change d'objectif pédagogique et abandonne les méthodes traditionnelles

Une nouvelle recherche est mise en place. Par le biais du mouvement « constructiviste » selon lequel l'enfant doit construire seul son savoir, elle s'oriente vers le rejet de la pédagogie « frontale » donnée par un maître enseignant. L'enfant apprendra à lire comme il apprit à parler, par osmose, en groupe, dans des activités de préférence ludiques, à l'abri de tout dirigisme magistral. II sortira ainsi seul de son ignorance, sous la surveillance bienveillante d'un adulte intervenant le moins possible

LA MÉTHODE MIXTE

Il fallait, ne serait-ce que pour assurer une transition avec l'école qui enseigne, il fallait une méthode pour la lecture, plus exactement un système méthodique. Ce sera vite, et officiellement, le système dit « semi- global », ou méthode « mixte », qui n'a pris de la méthode globale (utilisée dans certains cas par les professionnels) qu'une apparence vidée de son contenu pédagogique. Sa première démarche, en effet, que la vraie globale récuse, est d'exiger du débutant une « reconnaissance » visuelle de nombreux mots dont il ne connaît pas les lettres. C'est la phase dite « logographique » qui induirait l'accès au sens, et même sa « prévision »

L'enfant dispose, pour ce faire, d'un équipement instrumental : éveil perceptif de l’oeil, maîtrise et orientation du corps dans l'espace, latéralité homogène, gauche ou droite. En toile de fond, son support psychoaffectif, linguistique et culturel. Le bébé affûte ces fonctions dès sa naissance. Chez l'enfant de cinq à six ans elles sont loin d'être toujours arrivées à maturité

Ce qui est banal, nullement pathologique, mais impose des apprentissages qui tiennent compte de leur progression et la favorisent

Or la phase « logographique », donnant à retenir des structures sans repères signifiants, fait tout le contraire. Cette mémorisation d'ensembles dont les éléments sont inconnus, donc arbitraires pour le non-lecteur, se contente de le mettre à l'épreuve. En proie à des indices subjectifs, incertains, il se débrouille selon ses moyens. Les troubles de parole, par exemple, souvent non perçus de l'entourage, touchent 30 % de ce jeune public. Le petit débutant dit « ze zoue» (je joue), « favon » (savon), « patalon » (pantalon), « redarde » (regarde). Sans le repère des sons, à la merci de légers retards fonctionnels, il ne peut prendre conscience de son erreur, ni donc la corriger. Le rapport lettre/son est perverti

Comment alors ne pas déplacer, inverser, oub lier, confondre ces lettres amputées de leur identité sonore ? Si sa mémoire visuelle est suffisante, peut-être l'enfant fera-t- il la différence entre « marron » et « marin », mais pas entre « coussin » et « cousin » réglés par les lois de combinaison des lettres entre elles (combinatoire). Ni surtout entre les « mots-outils » - articles, prépositions, et/est, ou/on, etc. donnés dès les premiers pas à reconnaître et qui, confondus, mènent au non-sens

La phase « logographique » maintient donc le débutant dans son ignorance. Elle laisse en état, sinon aggrave ses insuffisances visuelles et auditives. Elle sanctionne d'emblée, durement, son niveau linguistique en hypertrophiant, sans aucun bénéfice éducatif, le rôle du langage dès la maternelle. L'entraînant à simuler la lecture, elle le trompe sur ses aptitudes et sur la valeur de ses acquis. D'autant qu'il sera évalué sur son habileté à utiliser ces faux-semblants. Une pseudo-pathologie va s’installer dès le CP. Elle opère une première sélection qui fournira une tranche précoce de « dyslexiques ». L’écrit présenté comme une série d’images-concepts prive le débutant du son discriminant des lettres : amputation sévère pour les enfants un peu immatures, mais handicapante pour tous. Quelles que soient ses aptitudes, l’enfant ignorant la densité sonore de la lettre reste sourd à l'écrit

Il en garde un malaise très sensible en rééducation, où le premier objectif sera de lui rendre son oreille. Sans rééducation à ce niveau, des troubles dysle xiques et dysorthographiques acquis à l'’école vont apparaître

Dans la pratique scolaire, la position initiale pure et dure des idéographistes niant la fiabilité de l’alphabet a dû être modulée : les chercheurs constatent aujourd'’hui que « la conscience phonologique (connaissance des sons du langage) est indispensable à la lecture »

Reconnaissent-ils pour autant que du son des lettres naît le sens, ce qui remet en cause le pernicieux « départ visuel global » de la méthode mixte ? Reconnaissent-ils du même coup que la lettre/son est la première unité de traitement de la lecture et la pierre d’achoppement sur laquelle butte tout mauvais lecteur ? Non. La phase dite « d’assemblage » se contentera d’introduire plus ou moins tôt les lettres et les graphèmesiv (ou, an, oin, etc.). L’enfant saura finalement réciter l’alphabet. Mais, pour devenir « lettré » il faut savoir s’en servir. Qu’en ferat- il ? La pratique scolaire commence par un interdit : pas de syllabation à voix haute. Ce qui veut dire : pas d'écoute ni de mise en oeuvre des graphèmes, pas de synthèse des lettres entre elles, premier et seul acte donnant accès à la structure intime de l’écrit. Le refus de syllabation révèle chez ces nouveaux théoriciens de la lecture beaucoup d’ignorance... ou d'inconscience ? Le travail oral/écrit sur la syllabe ne se contente pas de structurer et « d’agir » l’écrit, d’organiser son déroulement de gauche à droite ; il compense, ce faisant, des déficits éventuels, développe les aptitudes sensorielles et surtout les mène à maturité

C'est grâce au son de chaque lettre que le pré- lecteur, affinant son oeil et son ouie, fera la différence entre b et d, et développera cette conscience phonologique qui occupe tant, aujourd’hui, pédagogues et détecteurs de dyslexie. Sans la syllabation qui structure et ordonne l’écrit, l’enfant inactif devant des lettres « mortes » reste étranger à la combina toire. Alors pourquoi cet interdit ? Il répond, disent les nouveaux théoriciens constructivistes, à la « construction des savoirs » qui donne pour devoir au débutant de découvrir et d’installer seul tout cela

C’est, disent-ils surtout, la seule voie d'accès au sens de l’écrit. Pour mieux comprendre, le débutant devra comparer les mots nouveaux aux mots appris par coeur et en déduira, grâce aux quelques lettres reconnues, leurs lois de combinaison. Il tentera d'utiliser ses déductions en synthèse mais en silence, « dans sa tête » (Comment? Ce n'est pas dit), sans syllabation effective

Le code alphabétique, comme tout système codé, est tout à fait arbitraire, mais ses lois sont précises et incontournables. Reconstruire le code seul revient donc à le réinventer

Ce qui est impossible à six ans. Ouvertement anti-pédagogique, cette démarche « constructiviste » équivaut à en interdire l’accès

Pour pallier ce code à peu près inaccessible et mieux comprendre encore, la « prévision de sens », chapeautant le tout, sera systématisée. Afin de remplir son rôle de substitut au « pédagogisme » volontairement absent, une éthique du lire s’imposait : le lecteur n’est plus receveur du sens contenu dans le texte et à lui destiné, comme l'est l'écouteur dans un échange dialogué ; il sera créateur du sens d'un corpus... qu’il lui faut néanmoins respecter

Une promenade stratégique autour du texte, indispensable en effet dans ce système d'accès au sens sans accès aux lettres, va mener le petit quêteur d'indices à le « prévoir ». Cela exige des moyens nombreux et de qualité : un riche vocabulaire, de l’imagination pour compenser ses manques, une intuition respectant et même devançant la pensée d’autrui... Et surtout une solide motivation, étant donné la gymnastique intellectuelle qu’elle impose. Est-il motivant de deviner une histoire ? Regarder des images, interpréter les supports, reconnaître un mot ici et là, harceler le grand frère, tout cela donne-t-il à l' élève envie de poursuivre seul l'histoire si gentiment lue par le maître ? Intelligent, l'enfant se sent floué ; passif il se laisse vivre et « bricolera » comme il peut

D'autant que, dans ce système à deux voies, l'enfant écartelé est amené à sans cesse passer d'un type de stratégie à une autre, du global, dont l'unité de traitement devient le mot, à la lettre qu'il n'utilise qu'en manque du mot. Tiraillé entre deux démarches incompatibles, il ne maîtrisera ni l'une ni l'autre. Car choisir l'une, c'est interdire l'autre, passer de l'une à l'autre, c'est condamner les deux : là, l'assemblage, sousvalorisé comme un recours possible, reste boiteux, la « reconnaissance » du mot, avec son flou sémantique et ses confusions inévitables, plus qu'aléatoire

Nous recevons en orthophonie deux sortes de mauvais lecteurs, entre huit et quinze ans. Celui qui fonce résolument sur les mots dont il survole la silhouette et « lit » », fort de quelques indices glanés, son sens à lui, souvent très loin de celui du texte

L'autre, accroché au graphisme, tente de décoder, butte, revient en arrière, parfaitement indisponible au sens. Chez celui-ci l'essai de décodage, bien qu'inefficace, montre une attention aux lettres qui lui permettra, s'il est encore en primaire, d'apprendre à s'en servir

La rééducation du premier - souvent préadolescent - exigera, pour obtenir un regard actif sur le graphème, un abandon des habitudes de « prévision » qui lui ont interdit l'accès à la réalité du texte. Ce qui parfois pèse le poids d'un deuil à accomplir, celui de tout un passé scolaire qu'il va devoir renier

A PROPOS DU « CONSENSUS DES EXPERTS »

Si l'Éducation nationale ne peut plus ignorer l'étrange montée de l'illettrisme, comment conçoit-elle sa part de responsabilité ? Remet-elle en question l'efficacité de ses instituteurs, inspecteurs d'académie, promoteurs de réformes, etc. ? Il n'en est, pour l'instant, pas question. Les conclusions de la « conférence de consensus » sur la lecture organisée en décembre 2003 et le rapport Thélot en 2004, tout en accordant au traitement phonographique une relative importance, maintiennent les principes de la méthode mixte

« Il paraît prioritaire, disent les experts, d'entraîner les élèves à déchiffrer quand ils devinent ou à repérer des indices quand ils déchiffrent en veillant à privilégier chaque fois le sens dans la reconnaissance des mots. » Lettres et syllabes restent donc des accessoires intermittents. L'enfant se trouve, de plus, fermement réprimé dans son élan vers une voie unique

Ils poursuivent : « L'automatisation de la reconnaissance des mots ne s'oppose pas à la compréhension : elle en est une condition nécessaire ; plus elle est rapide, plus et mieux l'on comprend. » Mais d'ajouter : « Ceci ne veut pas dire que cette automatisation suffise : la compréhension doit aussi s'enseigner et s'apprendre. La difficulté est de l'ordre du comment faire. » (Souligné par moi, C. O.). Seule réponse ferme au « comment enseigner la compréhension » : le déchiffrement n'y suffit pas. Autrement dit : accéder au texte ne suffit pas pour accéder au sens

La « reconnaissance automatisée des mots » n'est guère plus claire. Tout bon lecteur croit la ressentir devant l'écrit survolé et compris à tout allure. Cette structure reconnue « vient »-elle naturellement ? Sans autre précédent que la mémoire visuelle ou qu'un assemblage intermittent ? Pas de réponse des chercheurs

Tout comme le pseudo-lecteur écartelé, les théoriciens experts dansent d'un pied sur l'autre. Non seulement ils doivent renoncer au « constructivisme » laissant libre choix de ses stratégies au petit lecteur, mais ils ne savent par quel bout prendre cet essai de lecture sautant d'un décodage abordé de biais, boiteux et inefficace, à la recherche d'un sens introuvable... Sans pour autant, n'ayant pas épuisé leurs mystères, renoncer aux principes de la méthode mixte qu'ils maintiennent fermement

Leur impuissance manifeste met pourtant le doigt où le bât blesse : une conception du lire dissociant le contenant-corpus de son contenu sémantique. Ce « non sens » est- il le fait d'un a priori têtu ou d'une ignorance confondante ? Si leurs questions restent sans réponse, c'est que les experts ne tiennent aucun compte de la logique temporelle de tout apprentissage : il a un début, un déroulement et une fin. Or, pour eux, l'acquisition de la lecture n'a pas de fin... ni d'ailleurs de début

Quelle automatisation doit être acquise ? Et quand ? Quand le jeune lecteur doit-il procéder à une « interprétation cohérente du texte » ? A quel niveau pourra- t-il abandonner prévision et recherches d'indices ? Car enfin où les trouver dans un article isolé ou dans un livre vierge d'images ? De quel enfant parle- t-on ? CP ? CM2 ? collège ? Les conclusions ne précisent jamais de quel niveau scolaire il est question

Désordre temporel et désordre conceptuel y règnent

Si l'on mesure l'aptitude à lire au nombre de mots reconnus et peut- être compris, il est certain « qu'on n'a jamais fini d'apprendre à lire ». C'est pourquoi sont « mixés » apprentissage de mots par coeur et recherche d'indices autour du texte, au CP comme au CM2 comme au collège où se retrouvent prévision de sens et déchiffrement

Recherche d'indices et prévision de sens se sont substitués à l'ancienne explication de texte, classique de l'ancien collège, et sévis-sent dès le CP

Ces stratégies qui ne reposent sur aucune base théorique se poursuivent de la dernière section de maternelle jusqu'à... pas de fin. Un apprentissage jamais fini n'est d'évidence jamais acquis

Or rien ne s'acquiert à l'école, ni ailleurs, sans une lecture correcte. Si « socle » il doit y avoir, selon la loi Fillon, c'est bien le premier à construire. L'enseignement de la lecture doit donc être limité dans le temps. Le CP y suffit pour au moins 90 % des enfants ; il se poursuit jusqu'au CE1 pour les enfants plus lents. Ce temps, relativement court, est suffisant si l'on admet que la lecture s'apprend. C'est un choix. Et une prise de responsabilité qui engage sérieusement l'Éducation nationale

LE «BON SENS »

Pour comprendre et suivre les étapes de cet enseignement, il nous faut faire un détour par l'alexie, perte de l'aptitude à lire, complication de l'aphasie bien connue des neurologues et des orthophonistes. L'atteinte neurologique responsable se situe dans l'aire du langage (hémisphère gauche du cerveau), zone de traitement des symboles, donc de l'alphabet

Dans certaines alexies, le patient a perdu le versant sonore du phonographème : les lettres ne lui « disent » plus rien. Il ne peut plus, il ne sait plus lire et se trouve, comme le débutant, confronté à des signes muets. Il devra les « programmer » à nouveau. C'est une situation que le lecteur efficace oublie vite et totalement, tant l'écrit lui est devenu audible à l’oeil

La perte pathologique du versant sonore de l'écrit rend toute lecture impossible. La rupture entre la lettre et son contenu sonore donne à constater et à affirmer la permanence de l'acte de décodage dans tout acte de lecture, quel que soit la virtuosité du lecteur

Cette opération n'est pas -comme l'ont prétendu les novateurs des années 1950 - une « traduction » de l'écrit en oral - ce qui sous-entendrait un changement de code de l'un à l'autre - mais le simple et intégral emploi de la lettre, structure symbolique à double face, visuelle et sonore : nous entendons ce que nous lisons des yeux. La sonorisation implicite de « l'écrit sous-tend donc toute lecture, silencieuse ou non, rapide ou non. Elle obéit à la fonction interprétative de l'hémisphère gauche, et aux exigences neurophysiologiques élémentaires de la lecturev. Sa permanence, transmuant l'écrit en langage et inversement, apporte confort et sécurité. Une fois programmée, elle opère spontanément, que les mots soient connus ou inconnus. Le lecteur décode l'écrit à son insu, le scripteur l'encode de même

Après plusieurs rencontres décodées syllabiquement, le mot, construit lettre à lettre dans un déroulement opératoire rigoureux, s'automatise ; son orthographe précise en conditionne le sens, et se schématise. Cette programmation n'est donc effective que précédée de l'étude de chaque lettre et graphème qui le composent et de leurs lois d'association. Ce mot schématisé s'offre ainsi à l’oeil comme un ensemble signifiant, instantanément compris et correctement écrit. Ce qui n'est pas le cas du mot reconnu par l’oeil sans précédent syllabique décodé, sa structure non exploitée restant arbitraire, variable et à la merci des aptitudes du débutant

La médiation phonographique installée et les schèmes se multipliant en cours d'apprentissage mènent peu à peu et directement à une lecture évidente, fluide, qui traite aussi bien les mots nouveaux dont elle structure l'orthographe, que les schèmes constitués

La médiocre maîtrise de cet acte médiateur, son emploi conscient et laborieux et les recherches hypothétiques de sens qui en résultent donnent tous les signes apparents d'une dyslexie. C'est dans l'absence de cette médiation/réflexe que se situe précisément la genèse de l'illettrisme

Ce n'est donc pas la « reconnaissance visuelle globale », parcellaire et restrictive, de mots instructurés qu'il faut automatiser, mais l'utilisation spontanée, permanente et implicite du système codé, ouvrant un champ de lecture illimité

Le code et sa combinatoire doivent s'automatiser au fur et à mesure de l'introduction des graphèmes. L'accès au sens suit d'un même pas l'accès au texte. Séparés par des stratégies annexes, ils sont incompatibles, tout comme sont incompatibles la lecture spontanée quand on sait lire et la pratique compliquée du « lire » quand on ne sait pas

Dès la première syllabe décodée, le premier mot structuré, écouté, compris, le débutant s'ouvre à l'écrit. Ce champion du playmobil a l'âge de la synthèse - l'analyse vient plus tard -, il aime et sait construire. Lettre à lettre, il construit ses mots. Les bases de la combinatoire s'automatisent là, en CP, sous contrôle jusqu'à la mi-CE1. Très vite, l'enfant prend conscience que l'écrit lui parle, qu'il le comprend s'il l'écoute. A six ans, le décodage/réflexe est vite acquis, c'est avec plaisir qu'il exerce ce pouvoir actif sur les mots et, s'il n'est pas bousculé, il ne demande qu'à poursuivre. C'est cet élan qu'il faut exploiter. Passé le CE1, ressasser le code est ingrat et inefficace

La médiation phonographique automatisée laisse le petit lecteur disponible à l'écoute du sens. C'est le point de départ d'une lecture évidente, reçue comme une parole et comme elle comprise, selon les aptitudes culturelles et langagières du lecteur et l'attention qu'il lui prête. La lecture silencieuse suit spontanément. Le lecteur - vous, moi, l'enfant - comprend- il toujours ce qu'il lit pourtant bien ? Non

Mais il sait quand il ne comprend pas. Le «lire c'est comprendre » des novateurs semble oublier qu'un texte ennuyeux ne s'« écoute » pas, et que pensée et langage du scripteur ne sont pas toujours juxtaposables à ceux du lecteur. Pour comprendre par exemple : « un stemmate brille dans l'ombre », ou bien «la singalette est démodée », nombre de mes lecteurs – « vrais » et bons sans doute - vont recourir au dictionnaire ! Dès ses débuts, l'apprenti doit être soumis au risque normal de ne pas comprendre tout ce qu'il lit pourtant très bien ; l'essentiel est qu'il soit interpellé par ce qu'il ne comprend pas. Tout comme, écoutant un bavard, il nous arrive de penser : mais que veut- il dire ? Lecture et langage - l'aurait-on oublié ? - s'enrichissent mutuellement. La confrontation à la structure écrite d'un oral défaillant corrige, souvent spontanément, des troubles de parole chez le débutant et organise sa syntaxe. Inutile de traquer la « dysphasie », aussi rare que la dyslexie, jusqu'en maternelle où elle serait responsable d'illettrisme avant tout apprentissage : c'est une fausse piste. Le retard de langage, banal, empêche d'apprendre à lire si la méthode ne sait pas le compenser. C'est le cas de la méthode mixte qui exige du débutant un potentiel instrumental parfait... et rare

Ce qui justifie les textes ressassés de ces méthodes, prudemment expurgées de mots et tournures méconnus de l'enfant, et qui laissent son langage « en l'état »

L'apprentissage syllabique reposant sur la lettre est, il faut le redire, le meilleur outil de maturation instrumentale, langage compris. Que le débutant maîtrise cinquante mots ou cinq cents ne change guère son parcours. Nombre d'enfants immigrés apprennent en même temps à parler et à lire le français

Ces précisions sur le rapport direct entre lecture et langage répondent à l'embarras de la conférence du consensus quant à la compréhension du « lire » : la compréhension ne s'apprend pas ni ne s'enseigne. Mais elle se prépare ; par la fluidité du décodage instantané que je viens de décrire et de son écoute spontanée ; par l'introduction précoce et parallèle des signes grammaticaux simples (s nominal, nt verbal) qui permettent de personnaliser verbe, nom et pronom, et amorcent la syntaxe. La syllabation favorise le tri entre phonographèmes et signes grammaticaux, tri impossible dans la saisie globale

La compréhension se pratique... ou non. C'est une aptitude en que lque sorte gymnique qui n'a besoin, pour s'exercer, que plaisir et curiosité. Et le plaisir exige d'évidence un accès spontané au texte. La lecture laborieuse induite par la course d'obstacles de la méthode mixte reste un travail pénible et sans profit. L'enfant s'en détourne. C'est ainsi, aujourd'hui, pour 60 % au moins des élèves en primaire. Parmi eux, un très faible pourcentage de dyslexiques

DYSLEXIE, DYSORTHOGRAPHIE

Le caractère spécifique avant tout autre du dyslexique est de peiner, parfois gravement, sur la maîtrise signe/son de la lettre et son utilisation syllabique

Ces pratiques indispensables étant justement celles que la mixte évite, élude ou même ignore, la confusion est inévitable entre l'enfant qui ne les a pas apprises et celui qui ne peut pas les apprendre. Ils présentent les mêmes troubles dont l'étiologie est camouflée par la perception globale et la confrontation tardive au caractère phonographique de la lettre

Il est relativement rapide, en orthophonie, de dépister la dyslexie, sa crispation spectaculaire sur la structure syllabique, sa difficulté à synchroniser les actes sensorimoteurs, problèmes inexistants ou vite résorbés, à condition d'être tôt corrigés, chez le mal-lisant par lacunes pédagogiques. Mais ce second représente au moins 90 % de nos jeunes patients

Chez l'un comme chez l'autre, les résultats de la prise en charge dépendent beaucoup de sa précocité. Dans le cas contraire, les difficultés, qu'elles soient dyslexiques ou dues à une ignorance mal compensée par des habitudes néfastes, lèsent durablement les aptitudes potentielles de l'enfant. Dès le CM2, la rééducation des mal-lisants accidentels est laborieuse et aléatoire

La dysorthographie, avec ses deux versants - phonologique et grammatical également touchés -, est inquiétante à tous les niveaux, bac inclus. Rarement isolée, elle parasite une vraie dyslexie ou cristallise les lacunes d'un apprentissage non structuré. Elle est alors la conséquence directe de la perception globale initiale, et des désordres phonographiques que j'ai décrits plus haut. Ces troubles sont devenus d'une telle banalité que les maîtres, non formés à l'enseignement de la combinatoire, ne savent pas y remédier et les mettent sur le compte d'une dyslexie

Curieusement, la grammaire structurale, introduite dès 1965, obéit au « syndrome global ». Dès le CE1, l'enfant est confronté à la découpe des phrases en « groupes fonctionnels », dont la définition, réduite à un sigle, est vite oubliée. Ces groupes sont personnalisés soit par la catégorie (ou « nature ») d'un des éléments (GN : groupe nominal), soit par nature et fonction mêlées : GNS ou GNC pour les fonctions sujet et complément. Le pronom sujet, seul, est « groupe nominal sujet »... Le verbe, qu'il soit infinitif, conjugué ou participe, additionné ou non d'un complément, est indifféremment GV. Comment « sigler », dans ces conditions, « une machine à laver ronronne », ou bien « travailler fatigue » ? Dans la mesure où un groupe de mots est défini par la nature et/ou la fonction d'un seul de ses mots (choix arbitraire pour l'enfant qui ne sait pas les différencier), que deviennent les autres ? Pour orthographier : « une quantité de plaques de mazout recouvre l'étendue des plages », à quelle logique, à quel saint l'enfant va- t- il se vouer ? Les s et nt seront distribués au hasard

C'est au niveau du mot identifié par sa nature que l'orthographe se « raisonne »

Sans ce recours conceptuel précis, comment l'enfant peut-il échapper à son imagination riche ou pauvre, à son instinct bon ou mauvais ? Interrogé sur « il s'en va » qu'il écrit « il sans vat », un enfant (douze ans) justifie le « sans » privatif par : c'est une négation. Dans ce système pédagogique, une logique en vaut une autre. Mais la vaut- elle ? Sans un peu de bon sens, le maître, lui aussi, est impuissant. Aussi se plie- t-il volontiers à l'optimisme ambiant en gratifiant les « non-fautes » de quelques points en plus. Dans l'état actuel de l'enseignement, que vaut la dictée ? Rien si elle n'est qu'un contrôle : l'enfant n'y voit qu'une contrainte. Elle peut beaucoup, sinon tout, si l'intelligence de l'enfant est en mesure d'« agir » des lois et concepts clairement définis. Il peut alors y exercer un pouvoir opératoire maturant, gratifiant, et, dès les premiers acquis, l'aptitude à reconnaître ses erreurs et à les corriger. Les choix pédagogiques mis en place au CP conditionnent entièrement et définitivement l'aptitude de l'enfant aux acquis intellectuels à venir. Si la voie scolaire actuelle perdure, rien ne résistera à l'illettrisme, pas même l'informatique devant laquelle on plante aujourd'hui, sans profit, le « dyslexique »

Le constructivisme imposé par les novateurs n'est pas une découverte. Autrefois on disait : apprendre en se brûlant. Mais jusqu'où laisser l'enfant se brûler ? Qui limitera les dégâts pour qu'il puisse survivre, progresser, faire progresser ? Si transmettre un savoir est interdit, où s'en va la civilisation, qui n'est autre qu'un savoir précieusement transmis ? L'enfant doit- il seul découvrir que la Terre est ronde ? De la pierre taillée aux premiers pas sur la Lune, l'enfant reçoit des cadeaux que personne ne lui chicane

Pourquoi pas l'alphabet ? Pourquoi donc l'alphabet ? La politique - puisqu'en effet politique il y a - d'une suppression délibérée des bases conceptuelles clairement définies et enseignées, que nul ne peut découvrir seul, interdit l'accès à la pensée symbolique donc intellectuelle sur laquelle repose tout ce pourquoi l'enfant va à l'école : lire, écrire, compter. La conséquence en est, sensible depuis une quinzaine d'année au moins, un potentiel d'intelligence laissé en friche. Il se manifeste non seulement par la dégradation d'une langue encore française, mais par le nihilisme déprimant qu'engendrent l'inculture et sa vacuité, et que comble une violence pulsionnelle sous-jacente mal endiguée. L'absence voulue des structures de base viserait-elle le maintien contrôlé des « masses » ?


i Les observations présentées dans ce chapitre s'appuient sur l'expérience d'une carrière professionnelle d'orthophoniste. On en trouvera un exposé plus développé in Colette Ouzilou, Dyslexie, une vraie fausse épidémie, Presses de la Renaissance, Paris, 2001.

ii Notamment Frank Smith, Comment les enfants apprennent à lire, Retz, Paris, 1980; et Devenir lecteur, Armand Colin, Paris, 1989

iii Jean Foucambert, Apprendre à lire pour les 2-12 ans, supplément commun aux revues : Les Actes de lectures, Cahiers pédagogiques, L'Éducation, Vers l'éducation nouvelle, 1983

iv « Graphème » : notation graphique des sons élémentaires de la langue (le français écrit utilise 80 graphèmes - dont 26 lettres - permettant de noter quelques 35 sons, ou phonèmes)

v Robert W. Sperry, “Some effects of disconnectuig the cerebral hemispheres”, Sciences, n° 217, 1982

John K. Torgensen, “The prevention of reading difficulties”, Journal of School Psychology, n° 40, 2002. Elise Temple et al., “Neural deficits in children with dyslexia, ameliorated by behavioral remediation : Evidence from functional MRI” Proceeding of the National Academy of Sciences, USA, n° 100